De la chasse-cueillette aux drones, l’Homme finira-t-il en lemming ?

Par Gérard Choplin, analyste-rédacteur indépendant (agriculture, alimentation, commerce), auteur de « Paysans mutins, paysans demain – pour une autre politique agricole et alimentaire » (Editions Yves Michel, 2017)

Après environ trois cent mille années où il a cueilli et chassé sa nourriture, Homo Sapiens[1]  invente l’agriculture, il y a douze mille ans, dans des plaines où il a domestiqué le blé, le riz ou le maïs. Sa population, fixée, bénéficie alors d’une nourriture plus abondante et s’accroit fortement ; mais son espérance de vie baisse : bactéries et virus pathogènes aiment bien que leurs cibles se ressemblent et s’entassent.

Après des siècles de développement technologique et deux cents ans de civilisation thermo-industrielle et parfois de « délire technophile »[2], notre alimentation n’a plus grand-chose à voir avec la nature, que l’Homme a mise en coupe réglée, quand il ne l’a pas taillée en pièces.

Aujourd’hui nous savons que mêmes les plantes sont à leur manière intelligentes, qu’elles communiquent, qu’elles sont capables de stratégies très efficaces contre leurs prédateurs[3]. Nous savons que nous, humains, sommes faits des mêmes atomes issus des étoiles que les pierres, l’air, l’eau, nos tracteurs… et tous les êtres vivants. Et notre corps est en échange permanent, par l’alimentation, la respiration, avec toutes ces formes de « matière ». Manger, c’est manger le monde, c’est le faire entrer en soi… C’est « sacré ».

Pourtant nous avons largement oublié ces racines essentielles. Notre alimentation s’est, pour beaucoup d’humains, coupée de l’agri-culture et l’agriculture « modernisée », technicisée, cherche à contrôler la nature, quant elle ne cherche pas à s’en passer.

« Les légumes sous lampes led, hors-sol, dans des tours urbaines me saisissent d’effroi : peut-être est-ce la préparation de notre départ pour la Lune ou Mars lorsqu’on aura grillé la Terre ? »[4]

L’humain se croit souvent supérieur à tout le reste et refuse de se considérer comme partie de la nature, sans se rendre compte que l’extinction rapide de la biodiversité qu’il provoque risque de l’éteindre lui aussi. Et, comme les lemmings, il s’en va de plus en plus habiter sur les côtes…. alors que la mer monte.

Si notre alimentation, à cause de ou grâce à l’agriculture, n’a plus grand-chose à voir avec la chasse-cueillette, notre corps et notre biologie n’ont pas encore eu le temps de bien s’adapter: l’agriculture est trop récente. Elevage et agriculture ont radicalement changé notre alimentation, qui est devenue culturelle, tandis que l’agro-industrie nous éloigne souvent de nos besoins nutritionnels et nous submerge de messages de désir.

Nous avons pris la mauvaise habitude de traiter d’agriculture sans partir de l’alimentation. On parle de la fourche, alors qu’on devrait passer de la fourchette à la fourche. On parle de modes de production, de techniques agricoles, de rendement, des cours de Chicago, de la PAC…. comme on parle d’une industrie. Or ces « matières premières » agricoles finissent dans notre assiette.

« Les salons de l’agriculture et du machinisme agricole ont de l’avenir. Les innovations techniques ne manquent pas. L’avenir dira si elles étaient incontournables ou bien le dernier souffle techno-industriel avant l’effondrement[5]. Espérons que les satellites GPS ou bientôt Galileo ne seront pas hackés un jour, car les céréaliers connectés et dronés risquent d’être désemparés, eux qui, souvent, ne savent plus faire leur pain. La haute technisation proposée aujourd’hui est extrêmement fragile et dépendante des connections numériques, qui restent  entre les mains de quelques firmes et quelques Etats. Cela ne renforce ni l’autonomie ni la résilience des exploitations agricoles »[6].

La « guerre des trois » ne peut avoir lieu car l’Homme fait partie de la nature. Mais il est urgent de renverser les priorités de notre alimentation et de notre agriculture, car « tout est prêt pour que tout empire »[7]. Il est urgent de mettre la technique, l’agriculture ainsi que les politiques agricole, alimentaire et commerciale au service d’une alimentation saine, nutritive, diversifiée, accessible à tous, et non au service d’intérêts financiers à court terme qui se moquent de la nature et (donc) de l’Homme. Nourrir, ce n’est pas nourrir la Bourse.

D’une agriculture contre-nature (on ne produit pas des aliments avec des poisons), faisons une agriculture dans la nature, réconciliée avec elle, en sachant qu’elle est agri-culture, qu’elle ne peut être naturelle. Cela ne se fera pas sans modifier profondément nos modes de production. Cela ne se fera pas non plus sans paysan-nes à qui l’on aura reconnu à sa juste valeur le rôle « premier » de nous nourrir, c’est-à-dire des paysan-nes vivant d’abord de la vente de leurs produits et non de subventions, des paysan-nes donnant envie aux jeunes générations de faire ce métier[8]. « Les solutions sont connues, mais les politiques suivront-elles »[9] à temps ?

Restons humbles : « La nature ne négocie pas » nous dit Michel Serres… et elle nous le prouve chaque jour.

[1] « Sapiens », Yuval Noah Harari, Albin Michel, 2015
[2] Michel Onfray, « Brève encyclopédie du monde », conférence, radio France Culture https://www.franceculture.fr/emissions/breve-encyclopedie-du-monde/qui-veut-faire-lange-fait-la-bete-questions-du-public
[3] « Superplantes, le cri des arbres tueurs », http://playtv.fr/programme-tv/219620/super-plantes/[4] Gérard Choplin, « Paysans mutins, paysans demain – pour une autre politique agricole et alimentaire », page 32, Editions Yves Michel, 2017
[5] Pablo Servigne, Raphael Stevens, « Comment tout peut s’effondrer », Anthropocène, Seuil, 2015[6] G.Choplin, op.cit.
[7] Hervé Kempf, « Tout est prêt pour que tout empire », Seuil, 2017
[8] Voir l’avis PAC 2020 du Comité européen des Régions adopté le 12 juillet dernier. http://cor.europa.eu/fr/news/Pages/Reforme-de-la-Politique-Agricole-Commune.aspx
[9]  G. Choplin, op.cit.

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